Re-peindre et peindre
Julie Portier, avril 2015

Texte écrit à l’occasion de l’exposition de Corentin Canesson.

Episode I : Samson et Dalila (Brest)

Avant que l’exposition ne commence, elle a envahi la ville. De Recouvrance à Kergaradec, de jour comme de nuit – quand les panneaux d’affichages rétro-éclairées balisent la route du retour – la peinture annonce : « Samson et Dalila, de Corentin Canesson, au centre d’art Passerelle ». L’enfant du pays avise lui-même de son arrivée, à coup de pinceaux expressionnistes sur grand format, mais suivant les us de ses pères conceptuels qui ont intégré dans l’oeuvre les productions périphériques liées à sa médiatisation. C’est une manière de joindre l’utile à l’agréable, comme le remarquait Jutta Koether au sujet des programmes d’autopromotion intégrés dans l’oeuvre de Martin Kippenberger, dans un entretien de 19911 , ce à quoi le peintre n’ayant presqu’aucune reconnaissance institutionnelle répondait qu’on est mieux servi par soi-même. Pour sa part, Corentin Canesson est invité par l’institution avant même d’avoir réalisé les œuvres dont elle se portera garante ; cela vaut bien d’inverser le cours des choses. Bien-sûr la campagne publicitaire en tant qu’oeuvre – du moins paraissant comme telle, car ces peintures originales, plutôt gestuelles et signées du nom de l’artistes, ont tout l’air d’œuvres de Corentin Canesson  – suppose que cette dernière n’aurait lieu que dans le moment de son anticipation, autrement dit, que l’oeuvre ne serait autre chose qu’un effet d’annonce, que l’exposition aurait lieu maintenant, dans la rue donc, et non à la date ultérieure à laquelle la peinture donne rendez-vous. Dans ce sens, l’appropriation des outils de communication participerait d’une stratégie de parasitage à l’exemple de celles mises au point par General Idea dans les années 1970, où chaque production est la manifestation de la fiction qui l’englobe, dont le scénario n’est autre que le devenir simulacre de l’oeuvre d’art, substituée par sa médiatisation. Pourtant, tout semble opposer l’entreprise du trio de Vancouver pour « se libérer de la tyrannie du génie individuel », visant en particulier la figure du peintre, de celle de Corentin Canesson2 intégrant son atelier breton, dans une authentique quête de peinture qui passera par l’émancipation du geste et l’expérience de la couleur.

On aperçoit déjà les facettes d’un projet qui consiste à continuer l’aventure de la peinture et ce, en poursuivant l’histoire de sa déconstruction.

Quant au déplacement de la peinture sur son support de communication, la manœuvre vise moins à déstabiliser le système institutionnel et marchand – bien qu’elle modifie les règles de l’un et mette l’autre dans l’embarras d’une surproduction au statut indécis, s’il on ajoute aux quarante affiches les huit cent cartons d’invitation repeints par l’artiste – que de prendre son parti du calendrier évènementiel exigeant de fournir le titre et le sujet de l’exposition plusieurs mois avant d’avoir pu commencer à y travailler.
Si elle a pour conséquence de faire descendre la peinture dans la rue ou s’infiltrer dans le quotidien, cette combine tient à une nécessité interne à la pratique du peintre. C’est dans l’atelier qu’elle tend son piège, sciemment orchestré par l’artiste qui, à propos de la quantité de tableaux et la grandiloquence du sujet, commente en haussant doucement les épaules : « il fallait trouver un moyen de commencer ». Né après l’enterrement du mythe de la modernité, entré à l’école des Beaux-arts alors que la peinture avait été déclarée morte au moins quatre fois, Corentin Canesson a toutes les raisons historiques et théorique de convoquer l’impossibilité de peindre. Au contraire, il joue sa partie à l’inverse du copiste Bartleby de Melville et sa réplique « I would prefer not to » reprise et appliquée par une génération d’artistes comme l’allégorie de l’attitude postmoderne. C’est ainsi que l’empêchement théorique de la peinture se formule dans un défi de productivité – pour ne pas dire un marathon – et que l’illégitimité de la jeunesse se traduit par l’outrecuidance d’un sujet défiant le Caravage, Rubens ou Van Dyck. L’artiste à beau situer le choix du titre dans une vague discussion nocturne avec son ami artiste François Lancien-Guilberteau, dont il partagerait une fascination pour les chevelures3, une figure mythologique incarnant la surpuissance pourrait bien sous-entendre une ambition quand la référence s’accompagne de tels défis quantitatifs. De son côté Samson, par amour, mais surtout par fierté, tue un lion à mains nues, puis trente hommes, pour finalement venir à bout de tout un peuple. Aussi, les grands thèmes de la ruse et de la trahison au centre de la légende de Samson et Dalila doivent-ils, par analogie, éveiller les soupçons sur le programme de cette peinture ? Pour l’anecdote (mythologique, toujours) on a entendu l’artiste parler de la peinture comme d’un cheval de Troie.

On pourra alors déceler une tactique d’intrusion sous ces affiches de peinture postées dans toute la ville de Brest. Pour cela elles se dotent d’une enveloppe extérieure trop commune pour éveiller les soupçons (hélas, car les stratégies du marketing sont bien plus redoutables). Elles se donnent des airs de déjà-vu afin, peut-être, de ne pas passer pour autre chose qu’une peinture traditionnelle. Du Bartleby Corentin Canesson a conjuré l’immobilisme dans l’endurance, mais a conservé la posture du copiste. Toutes ces peintures, en effet, miment des gestes déjà commis et signés au cours de l’histoire de l’art depuis l’époque moderne. On y aperçoit Picasso, le situationniste Asger Jorn, l’expressionnisme abstrait américain de Robert Motherwell ou Joan Mitchell, ses descendants, Brice Marden, et ses figures marginales comme Philip Guston ou Bram Van Velde dont on retrouve chez Canesson les membranes cernées, les bouches et les yeux solitaires comme les signes d’une figure revenante sur le territoire de l’abstraction. La peinture est ainsi rejouée en quarante actes où certaines scènes sont plus identifiables que d’autres, à l’exemple des anthropométries de Klein, qui réapparaissent en gris sur plusieurs affiches. L’empreinte du corps féminin appliqué sur la toile dit le mieux que cette pratique d’appropriation est physique (plus qu’allégorique), qu’elle s’élabore dans le re-faire, le re-peindre, alors même que cet acte pictural délégué aux corps-pinceaux – ce n’est pas un hasard – visait le dépassement de la peinture.

Cette peinture de seconde main a pour double effet de baliser le champ de références de l’artiste et de mettre en pratique la leçon des pères désignés, ce qui revient à la méthode académique d’apprentissage où le style se forgera par la copie (à cet effet, l’artiste ne manque pas de glisser dans ce corpus un pastiche d’un de ses enseignants aux Beaux-arts de Rennes). Corentin Canesson refait donc l’histoire de l’art en la repeignant à sa sauce ; il en trafique la chronologie, en abolit la hiérarchie pour finalement la fondre dans sa propre peinture dont il faut admettre l’unité formelle au-delà de l’exercice de la parodie. En effet, l’ensemble s’accorde dans une gamme de roses et de gris doux tranchés par un bleu, un rouge ou un jaune vif, ou encore l’usage du cerne noir et la présence de figures charnelles élastiques. L’artiste ne se contente pas de disposer des références libres de droits depuis l’époque postmoderne, il les met à sa disposition, en fait le décor de son film, y colle sa bande-son et ses dialogues, le texte central étant sa signature4. Toute la peinture se prête maintenant à son jeu ironique : la figure du peintre et son modèle dans l’atelier se donnent la réplique pour une adaptation joyeuse du mythe antique. Même une tache de peinture rouge dans une composition abstraite s’enhardit d’une bulle de bande-dessinée pour lancer : « Samson et Dalila ».
Il s’agirait de jouir de cette liberté léguée par la théorie critique et les pratiques conceptuelles ayant, gravement, acté la mort de l’auteur, en gagnant un peu de légèreté. On le voit ici, l’appropriation étant un geste naturel pour les artistes nés au milieu des années 1980, elle est mue désormais par un principe de désir et une question de gout. D’ailleurs, Corentin Canesson définit le mieux son intérêt pour la peinture d’un autre par l’envie qu’elle suscite de la peindre à son tour, comme s’il y avait moins d’intérêt à référer qu’à refaire, repeindre, pour peindre encore, sans raison de s’arrêter. Le discours sur la fin de la peinture serait alors définitivement contredit par l’argument le plus honnête et le moins contextualisé, c’est à dire l’indéfectible plaisir de peindre, aussi permanent que le nu féminin dans l’histoire de la représentation et les histoires d’amour en littérature ou en chanson. Le programme est donné ; mais la publicité, par nature, exagère.


Episode II : There it goes (Passerelle)

« There it goes » dit la peinture calligraphique accrochée en hauteur, surplombant la scène, comme les icônes orthodoxes et les surtitres d’un opéra. Elle reprend les paroles d’une chanson des Smashing Pumpkins sur un album déjà vieux. Plus loin, le titre « To be in your eyes », est également tiré d’une complainte pop s’adressant à un amour perdu avec un léger flegme, qui semblerait s’être déjà fait une raison de la fin de l’histoire. Est-ce sur ce ton qu’il faut aborder ce que certains s’empressent de nommer « le retour de la peinture » ? L’expression complète, « There it goes again ! » pourrait se traduire par : « rebelote ». La peinture ne pouvant que rejouer une scène déjà vue, elle a choisi cette arrière salle en béton brut, un peu destroy, pour s’aménager une exposition qui aurait pu avoir eu lieu à Berlin dans les années 1990. Les moniteurs posés au sol achèvent la mise en scène et ajoutent à l’ensemble un bruit de fond expérimental. Ils diffusent ici une performance impliquant un personnage masqué qui renvoie à d’autres déguisements de peintres, comme ceux de Paul McCarthy (jouant une caricature d’artiste dans The painter, 1995), là un clip en blouson de jean, tout aussi chargé de réminiscences et bercé de nostalgie. Il est écrit à la peinture sur le dos du promeneur en blouson « seul et grégaire », une citation lointaine, certainement, qui est aussi le titre d’une exposition collective datant de la jeunesse de l’artiste, c’est à dire, il y a peut-être deux ans. En somme, l’exposition de peinture charrie trop d’histoire et de poncifs pour ne pas en jouer, et même « se la jouer ». Pourtant ce spleen, qui se dépose à l’état liquide sur les grandes toiles, ne ment pas, comme la playlist de Corentin Canesson qui dévoile ses balades de seconde zone. La sincérité serait même sinon l’enjeu principal, l’un des avantages de la pratique de la peinture, comme il en était question dans un dialogue épistolaire avec François Lancien-Guilberteau au cours duquel les confidences par Chat finissent par mimer la manière littéraire des correspondances d’artistes publiées chez Gallimard5, inévitablement. Mais conscient du risque de redire d’anciennes paroles comme de sa tendance à jouer la comédie, ce débat n’est que plus passionné. Un pacte aurait été conclu entre les désirs de peinture et les héritages, une sorte de laisser-passer, qui autorise la conquête exaltée d’un territoire déjà balisé et enfin permet l’expression d’un sentimentalisme authentique par un geste exécuté « au second degré ».

Aussi l’attitude la plus sincère serait de convenir du cadre de la comédie et profiter de son espace de jeu pour y mener une réelle expérience. C’est ce qu’a fait Corentin Canesson dans l’atelier mis à sa disposition pendant trois mois (pour jouer le rôle de l’artiste en résidence). Il a été le théâtre d’une hyper productivité insolente, d’un débordement littéral de la peinture sur tous les supports qu’elle a pu trouver hors du tableau : affiches, photographies, vêtements oubliés là par le directeur, chutes de tissus provenant du montage de l’exposition voisine. L’atelier avale tout et le rend marqué du sceau de la peinture. Il est un microcosme qui a une vie nocturne, une zone utopique où inviter les copains à faire des concerts ou des performances et des enfants à exercer leur subjectivité, un squat légal dans l’institution. A l’intérieur du cadre, Corentin Canesson transgresse donc toutes les acceptions de l’atelier du peintre solitaire – et, on le voit venir, cette tactique serait transposable à l’espace du tableau – pour en faire un lieu de création collective, de production autant que de représentation (en live). Cela ne l’empêche pas d’y rejouer les classiques, comme la figure obsédante du peintre et son modèle, faisant l’objet d’une vraie recherche plastique, traitée avec une (sincères ?) pudeur qui en accentue la sensibilité, dans une série de photographies peintes et une performance filmée et diffusée dans l’exposition.

Cette suractivité aurait-elle rendu la peinture insomniaque ? Ces yeux qui ne peuvent se fermer, ces yeux hantés qu’elle nomme et qu’elle représente par des motifs inspirés et des mots écrits par d’autres, sont-ils tenus en éveil par leur insatiable appétit de nourriture visuelle, ou par ce spectacle d’une extase créatrice dont elles sont le résultat ? Une nouvelle ruse consiste, par la présence de ces moniteurs qui introduisent dans l’exposition la rumeur de l’atelier, à prétendre doter ces tableaux d’un appui documentaire, ou pire, d’un agrément multimédias, comme si ces peintures étaient insuffisantes. Mais ce vaste hors champs de la peinture exposée, qui met en scène toutes ses sources d’inspiration, met à vue ses origines – contrairement à Samson qui doit garder le secret de sa force – procède à une nouvelle mythification de l’acte créateur. Car le secret n’a de cesse de se manifester ici, par l’ellipse, l’extrait et le fragment, et dans ces interstices ménagés par la bande de peinture formant des dendrites et des lacets ou entre les aplats. La peinture se loge dans ces fentes qui ne manquent pas d’évoquer des objets de désirs charnels tout en signifiant peut-être qu’elle explore les espaces libres de l’histoire de l’art, pour se faufiler. Oui, cette peinture, qui n’est en aucun cas un simulacre de peinture indexée à une oeuvre conceptuelle ni le décor d’une fiction, se suffit à elle-même et au regard du spectateur. Elle l’affirme par un coup de pinceau ample, une fluidité du geste, une grande liberté dans les accords colorés et l’agencement des motifs, bref un style, qui se passe de la dialectique et ne s’appréhende qu’avec les yeux.

Julie Portier, 2015

1- Jutta Koether, Entretien avec Martin Kippenberger : il faut savoir tenir, in Catherine Chevalier et Andreas Fohr (éd.) Une anthologie de la revue Texte zur Kunst de 1990 à 1998, Les Presses du Réel & JRP Ringier, 2010, (première publication Texte zur Kunst, n°3, été 1991).
2- L’auteur du vol avec effraction sur un des panneaux Clear Channel après le vernissage de l’exposition ne s’y est pas trompé.
3- Elle s’illustre dans l’oeuvre de ce dernier par la récurrence d’une image de la nuque de l’artiste bien dégagée derrière les oreilles.
4- C’est aussi le motif favori des peintures de l’américain Josh Smith sur-jouant l’arrivisme, mais étant parvenu à percer réellement par une attitude parodique.
5- Entretien non publié, lu lors d’une conférence à l école d’art de Cholet, dans le cadre de l’exposition, de François Lancien-Guilberteau : « Ce que je crus voir cette nuit là sous l’ironique lune jaune », à Tripode, Rezé, 11 janvier-22 février 2014.