Juste une étreinte
Julie Portier, août 2015
Texte écrit à l’occasion de l’exposition de Guillaume Pellay.
Sur le plus grand châssis qu’il a pu trouver, dressé en travers du passage, Torpen a laissé son blaze à la bombe chromée.
Route barrée. Faites le tour, surtout si ce premier tableau conforte quelques idées reçues sur la façon dont ce qu’on s’empresse à nommer « street art » s’attelle à la peinture, ou encore, si ce graffiti sur toile apparaît comme une solution de déplacement suffisante pour procurer à l’institution le frisson recherché ouvrant sa porte à la culture underground. Faites le tour, donc, et constatez que le throw up a été peint au dos de l’écran – avec la peinture la plus usitée par les graffeurs, car la plus couvrante sur les supports récalcitrants – ce qui aura au moins pour effet d’inverser la problématique : regarder le graff à travers le tableau, ou le tableau traversé par le graff… Ainsi la question pourrait se préciser si un élément de décor ne venait trahir cette mise en scène. La toile peinte de gros pois pendue au châssis comme un costume sur le paravent d’une loge après la représentation, décadre non seulement le paysage urbain post-industriel dans une amorce de fiction théâtrale mais rejette définitivement, et d’un geste langoureux, le sujet du support de ses questionnements de peinture. Déjà, la toile et le châssis semblent être mobilisés par leur valeur d’usage plus que leur conséquences ontologique sur la peinture : ils servent très bien de paravent, d’étoffe ou de fond de scène. C’est le rôle que joue le diptyque au motif de feuillage (où s’est coincée une canette de bière) dans la vidéo RN12, Danse en bas-côté où Guillaume Pellay exécute une danse, tournant sur lui-même habillé d’une jupe peinte d’après un autre fragment de verdure (Jupe 1). Le pas simple et répétitif, évoquant une pratique rituelle ou l’image ralentie et solitaire des moines derviches, n’aurait d’autre fonction que de faire monter en cloche le support de la peinture, afin d’y faire défiler ce paysage idyllique de bas-côté. Mais plus loin, le diptyque réapparaît dans un accrochage classique, où les deux toiles autonomes ont reçu un nouveau traitement pictural, par aplats et traits expressifs qui les rendent reconnaissables à une tradition de la peinture abstraite (Rideau 1 et Rideau 2). Il conviendra de reculer pour manquer d’heurter une autre peinture et de déduire de cette rencontre qu’il s’agit bien d’une sculpture (Rue Emile Marcesche, Lorient). Comment interpréter, alors, cette dialectique qui s’achève sur ce dernier état de la peinture, où la toile suspendue renferme sous son poids la trace d’un acte pictural commis ailleurs ? Qui cherchait encore à cerner les modalités d’une peinture revendiquant son origine dans la culture du graffiti, ne pourra se fier qu’à la versatilité de cette démonstration qui met le jugement comme la peinture, littéralement, dans tous ses états.
Le titre de l’exposition suffisait pourtant à mettre en garde face à tel écueil théorique. La crypto-formule chantante Abrazo vale mil étant une contraction de l’expression espagnole « un abrazo vale mil palabras » (une étreinte vaut mille discours), elle en dit long sur l’inclination de l’artiste à édicter des statements. Quand il apparaît brandissant une affiche face caméra, dans la vidéo One hour trying to, la seule chose qu’il revendique serait une oisiveté puriste. L’artiste y manifeste en faveur d’une absolue contemplation : « One hour trying to rise up like the sun » (une heure à essayer de s’élever comme le soleil). L’aspect comique de cet état statique aspirant à un tel mouvement transcendantal traduirait-il la condition du jeune artiste, dont les efforts pour devenir une star se résumeraient à une résistance aux lois de la gravité, en attendant qu’un miracle se produise ? Une lecture plus fidèle de cette performance allégorique se contenterait peut-être d’y reconnaître une référence musicale, précisément au titre d’un album du groupe electric folk The Albion Band (Rise Up like the Sun, 1978).
Car l’étreinte qui fait taire les discours illustre une préférence certaine pour la manifestation physique des choses plutôt que leur préméditation théorique, mais semble aussi désigner un régime singulier d’affection pour les influences culturelles qui traversent l’oeuvre, silencieusement. Et c’est peut-être sous cet aspect que l’oeuvre de Guillaume Pellay trouve sa parenté dans l’univers du graffeur, en tant qu’elle recèle un jardin secret de références et d’anecdotes dont l’hommage préside, semble-t-il, à plusieurs gestes plastiques. Par là se présente déjà un nouvel angle pour observer la manière dont l’oeuvre engage ses héritages ou se réapproprie les motifs de seconde main. Au panthéon (de bordure de voie ferrée) de Guillaume Pellay, on distingue ici quelques références musicales – du folk anglais à un air traditionnel de vielle qui trotte dans la tête et engage une danse –, il y a aussi Millet, l’industrie agro-alimentaire, un terroir de friches bretonnes, Varda, support-surface, le folklore breton, le Bauhaus peut-être, les hobos nord américains, et surtout la bande de copains, ceux qui accompagnent les virées nocturnes « pour aller peindre » sous les ponts favoris, faire siens les territoires interdits au public.
Les récits des dérives suburbaines qui romancent un mode de vie cultivé de l’autre côté des clôtures, qui narrent les exploits ordinaires, collectionnent les traces de ces transgressions quotidiennes constituent bien un mythe en sous-texte de l’exposition. Et l’oeuvre figure toujours, plus ou moins directement, la solitude de l’artiste emprunte d’une nostalgie du groupe (Moderne Jazz, entre autres) ; elle trouve son énergie, c’est certain, dans ce spleen du graffeur de Brest, tentant de retenir les nuits et les paysages qui disparaissent. Cette mythologie légère prenait une forme écrite dans le livret publié pour l’exposition The Lady with the braid à la galerie 126 à Rennes (2014). Vraisemblablement composée pour tromper l’ennui, en attendant le visiteur dans un lieu d’art alternatif, la prose savoureuse fait part, dans une succession de paragraphes sans transition, d’une véritable méthode de progression de la pensée, par divagation. Elle se fie aux émotions passagères, attribue à une anecdote la justification d’un axe de travail, démontre la logique interne d’une suite d’évènements fortuits.
C’est dans cette romance anti-héroïque que peut s’imbriquer une histoire de l’art non-linéaire dont les strates se superposent ici, dans ce repaire un peu glauque de maîtres-chiens, à l’intérieur d’une ancienne conserverie squattée par une piste de karting qui abritait autrefois une école américaine de peinture. D’une exposition à l’honneur de l’école de Pont-Aven il reste, dans un petit salon aménagé par les gros-bras, la piètre reproduction numérique d’un tableau sans nom, parfois appelé Paysage breton avec cochons, et l’artiste de songer à ce que représente cette scène traditionnelle de son pays natal pour l’actuelle propriétaire, dans une collection privée à Los Angeles. Ce texte, parmi d’autres, atteste de l’importance de la pratique littéraire dans l’art de Guillaume Pellay, traduisant, s’il le fallait, l’esprit romantique qui l’anime. Mais cette pratique dit aussi, en contrepoint du rituel de la signature qui marque son passage sur les lieux, la liberté de réécrire l’histoire reçue en héritage. Ainsi l’histoire de l’art mondialisée, inévitablement réinterprétée dans sa circulation, ne trouve de lecture légitime que dans son parcours subjectif et singulier. Ce rapport personnel aux sources se revendiquait dans les deux pièces de mobiliers à roulettes réalisées en 2012 avec Hélène Thomas (sans titre, bibliothèque des livres lus/ non lus), qui figent dans le béton les livres acquis pendant l’année scolaire achevée, soit un bloc d’histoire recomposée – assorti d’une autre hypothèse de récit –, mobile et autonome, mais figé et non échangeable. Dans Abrazo vale mil, un autre chapitre s’instaure, en dilettante, quand Guillaume Pellay peint les glaneuses sur les wagons de transport céréaliers Millet, reliant par une preuve poétique l’histoire du pionnier du fret au maître du réalisme (presque contemporains d’ailleurs). Le dessin illicite raccordait du même coup la peinture classique aux premières manifestations d’art urbain et au documentaire d’auteur, tout en soulignant la permanence d’une pratique de survie que l’on ne peut que prendre comme une métaphore d’un moyen de sustentation culturelle. Plus tôt, l’artiste dessinait un autre itinéraire bis de l’histoire de l’art en repeignant Guernica d’après une image trouvée sur le net, et avant de réinjecter une photographie de son mural brestois dans les réseaux, où la Tuerie (ironisant sur la sophistication du jugement esthétique de sa génération) sera laissée à de nouvelles critiques. Bien sûr l’artiste qui a rencontré le chef d’oeuvre dans ses manuels scolaires se souvient aussi que Picasso regardait attentivement les graffiti parisiens dans les années 1930, ceux que Brassai collectait en photographie.
Mais à ce stade de l’histoire, les rapports de filiation entre le mur et la toile ou les autres arts n’ont plus de valeur que leur flexibilité, jusqu’à faire des boucles et retomber sur des preuves flagrantes de la complicité des champs de références et même des supports, quand, dans un plan de Les glaneurs et la glaneuses d’Agnès Varda (1999) retenu par l’artiste, un tableau d’Edmond Hédouin est sorti dans la cour et présenté à la caméra sur un mur de béton. Aussi le mur précède la toile quand elle est accrochée sur le graffiti, peinte dans le prolongement du mur avant d’être retirée pour aller flotter comme un fantôme dans l’espace d’exposition (Rue Emile Marcesche, Lorient). Le film improvisé (Torpen – Moderne Jazz _ Lorient – avril 2015, prise de vue : Ishem) qui documente la scène diurne (sur fond de cris de mouettes), fait aussi apparaître le motif de pois et de traits semblables à ceux qui composent les toiles abstraites sur fond de branchages Rideau 1 et Rideau 2. Voilà des signes qui renvoient à l’exploration des limites de la peinture dans les années 1970, mais font aussi clairement référence (pour les ronds adoptés par Torpen) aux expérimentations formelles d’une frange du graff new yorkais dans les mêmes années. Et ceux qui sont nés dans les années 1980 y reconnaîtront également une tendance décorative dans le tissu d’ameublement ou la moquette bon marché, tandis que ces même motifs étaient élaborés à peu près sous cette forme dans les ateliers d’art décoratifs aux temps des avant-gardes, dans un court moment où l’art rejoignait l’artisanat et le tissu imprimé devait véhiculer l’utopie du renouveau. En somme, les ronds de Torpen sont le signal de l’éclatement accompli des références, du mixage des cultures et de l’obsolescence des hiérarchies de genre. Voilà qui laisse le champ libre à toutes les manipulations et toutes les expériences, en réclamant sa qualité d’amateur, comme le fait l’artiste sur un rideau de fer à St Etienne indiquant « G. Pellay Non Spécialiste ».
C’est avec cette fraîcheur légitime qu’il s’essaie ici à la danse ou à la poterie (Mayo Thompson, Dear Betty Baby) dont il fait deux arts affranchis des catégories et des exigences d’expert, mais surtout deux arts du mouvement : cette grossière coupe en terre, déformée après que l’artiste eut l’idée d’entamer une danse avec le socle, paraît mimer sa chute imminente. La danse collective, celle qui entraîne dans la ronde et invite à changer de partenaire, euphorie d’un soir, aurait-elle influencé le régime des œuvres réunies ici ? Elles ont en commun un statut transformiste, par rotation ou rebond d’un espace à l’autre (de la vidéo à l’exposition, du dehors au dedans), par recouvrement ou changement d’état. Ainsi se présentent-elles toujours dans une forme transitoire, non définitive, pour se permettre de prendre la fuite ou changer de bord et rester hors d’atteinte. Tout ce qui est ici fixé est amené à bouger, la robe à tourner, le train à partir, la carte postale à passer les frontières. Entrainée par l’élan de la jeunesse, la peinture, aérée, retrouverait le gout de la fuite ? Ce n’est qu’une des jouissances de l’aventure. Ici comme dans la rue l’acte de peindre ne cherche rien d’autre que le plaisir d’une expérience collective, la satisfaction d’avoir essayé une nouvelle forme et de la partager largement (c’est simplement ce qui fédère les artistes ralliés à Moderne Jazz), sans prétention ni discours, en qualité d’amateur dans tous les sens du terme.
Julie Portier, 2015