Ethos de l’utilitaire
Paul Bernard, septembre 2014

Texte écrit à l’occasion de l’exposition de Stéfan Tulépo.

Dans le rapport qu’ils entretiennent à leur environnement, on pourrait grossièrement distinguer deux catégories chez les artistes de ces quarante dernières années. Il y a d’un côté les routiers du désert, les bruleurs d’asphalte. On en trouve une belle illustration dans un calendrier réalisé en 1969 par l’artiste californien Joe Goode et intitulé « L.A artists in their cars » : Ed Ruscha, Larry Bell, John McCracken et autres y posent au volant de grosses cylindrées. Le monde se cadre par le pare-brise et les rétroviseurs ; l’habitacle de l’automobile se fait prolongement de l’atelier. D’un autre coté, il y a les « herboriseurs de bitume », les marcheurs invétérés des grandes mégalopoles : Francis Alys, Gabriel Orozco, Stanley Brouwn ou On Kawara. De flâneries en dérives situationnistes, la marche se conçoit comme épreuve de la ville par le temps. L’attention de ces artistes est entière pour les détails, traces, écarts. Ce qui se passe sous nos pieds prime sur ce qui a lieu devant nous.

En titrant son exposition Dans mon Jumpy 1.9, Stéfan Tulépo semble tenter une chimère de ces deux approches. En effet le Citroën Jumpy est un utilitaire, un véhicule entre l’automobile et la camionnette qui se destine généralement au voyage de proximité. Une voiture de facteur, de plombier ou d’électricien que l’on croise davantage au feu rouge que sur une aire d’autoroute. Derrière le volant de son Jumpy, l’artiste tient autant du chauffeur que du marcheur, comme une espèce de centaure, à la fois sur ses deux pieds et sur quatre roues. Un mode d’appréhension privilégié pour une archéologie poétique du terrain offert par la résidence : Brest et ses alentours, un bout du monde hybride qui compose avec l’urbain et le rural, entre « modernité et régionalisme » pour reprendre le titre d’un livre d’architecture fameux sur la Bretagne.

Autre intérêt évident de l’utilitaire, il permet d’avoir là, sous la main, tout de suite, les outils nécessaires à une intervention sur place, ou, dans le sens contraire, de saisir et ramener dans l’atelier. Le temps de sa résidence, l’artiste a photographié puis indexé ses photographies ; prélevé puis intervenu sur ce qu’il prélève ; intervenu sur place et photographié son intervention. C’est toute une logique du déplacement qui anime l’œuvre dans un va-et-vient permanent entre dehors et dedans, terrain et atelier. Un irrespect tranquille des frontières qui caractérise également une manière de faire de la photographie comme un sculpteur, de la sculpture comme un dessinateur, du dessin comme un performeur et finalement de la performance comme un photographe.

On trouve ainsi dans son exposition à Passerelle la photographie d’un mur recouvert de papier peint jaune. La présence d’un vieux radiateur suffit à indiquer un intérieur domestique défraîchi. Quelques gestes au cutter auront permis au mur de « s’ouvrir » en une farandole de bananes. L’icone pop (la banane ne peut manquer de renvoyer à la fameuse pochette du Velvet Undergound réalisée par Warhol), émerge de la découpe de papier (on pense à Matisse) dans une intervention contextuelle (et cette façon de « trouer » une architecture désaffectée pourrait nous faire songer à Gordon Matta-Clark). Si l’artiste connaît bien sûr toutes ces références, la conscience de leur invocation importe peu. Ce qui prime d’abord dans la perception de cette image, c’est la spontanéité joyeuse de l’intervention : quelque chose d’un expressionisme doux, la recherche d’une intervention minimale qui permet une rapide transfiguration du banal. Cette économie de l’intervention se retrouve dans la présentation, sur le sol, d’isolateurs électriques amassés pendant les pérégrinations de l’artiste. Ces formes arrondies, vertes et translucides qui peuplent l’arrière-plan de la ville autant que de la campagne, sont agencées ici pour former un petit bassin et advenir finalement à notre regard comme autant de nymphéas.

Ailleurs, l’artiste va découper et gratter de vieux volets pour y inscrire une série d’images entrevues dans la ville et en faire ainsi les dépositaires d’une mémoire urbaine. De même, il va sculpter des morceaux d’une vieille cheminée domestique pour y faire surgir les formes de l’espace public pavillonnaire (lampadaire, câblages, transformateurs) avant de les envisager ensuite comme un petit champ de ruines. Deux « pièces » caractérisées par un inachèvement, qui semblent suspendre un instant la disparition programmée de ces formes du commun. Une transformation que l’on retrouve dans une autre photographie documentant une intervention en plein air. Un tracteur a été en partie recouvert par les pierres de la carrière où il se trouve de telle sorte qu’il semble se fondre dans le paysage. Le véhicule semble tout autant s’extirper de la masse que disparaître en elle.

Porosité des espaces et des pratiques, transfert de qualité entre image, geste et volume, latence d’un devenir, et finalement métamorphose : il y a dans tout cela quelque chose de baroque. Mais d’un baroque de délaissés, invisible et que l’artiste s’emploie à révéler. C’est peut-être la leçon du Jumpy-centaure : déterritorialisés et à peine trafiqués, les formes les plus banales, les matériaux les plus quelconques, les zones urbaines les plus insignifiantes excèdent ce qu’elles sont pour acquérir, ne serait-ce que provisoirement, une puissance esthétique insoupçonnée.

Paul Bernard, 2014