François Feutrie, maniériste 2.0
Paul Bernard, mai 2014
Texte écrit à l’occasion de l’exposition de François Feutrie.
On trouve dans l’autobiographie du sculpteur maniériste Benvenuto Cellini (1500-1571) la description d’une jolie stratégie qu’il emploie pour déjouer des circonstances défavorables. Madame d’Etampes, ennemie de Cellini, s’était arrangée pour que l’artiste présente au roi François 1er sa dernière œuvre, une sculpture de Jupiter en argent, dans une galerie remplie de merveilleuses copies d’antiques, certaine que l’œuvre ne souffrirait pas la comparaison. Afin de donner à sa sculpture le plus d’effet possible, Cellini plaça au-dessus d’elle une torche et sous son socle quatre billes de bois. Et quand le roi et sa suite pénétrèrent dans la galerie, raconte Cellini, « je fis signe à Ascanio [son assistant] de pousser doucement le beau Jupiter en sa direction : le léger mouvement que j’avais savamment calculé donnait à la statue, par ailleurs très bien faite, l’apparence de la vie. Les statues antiques se retrouvèrent un peu en retrait et tous les regards se portèrent agréablement sur mon ouvrage. » Et le roi de rajouter : « Celui qui a voulu défavoriser cet homme lui a rendu fier service. La comparaison avec ces admirables statues prouve que la sienne est encore plus belle. »
L’anecdote est relevée par l’historien Horst Bredekamp en introduction d’un livre qu’il consacre aux cabinets de curiosités et aux liens inédits qui se trament dans l’Europe du XVIe siècle entre nature, machines et antiques. Or les jardins, particulièrement, mettent en relation une approche normative de la nature, des références antiques et toute une mécanique complexe de fontaines. De jardin et de machinerie, il est justement question dans la vidéo de François Feutrie le Fabricatoire de paysages. Réalisée pendant sa résidence à Passerelle Centre d’art contemporain, l’œuvre prend pour point de départ la topiaire, cet art du façonnage de la nature, typique des jardins à la française : il s’agit de sculpter arbres et buissons en formes géométriques – boules, cubes, pyramides et autres, que l’on empile les uns sur les autres – pour composer ensuite un panorama harmonieux. C’est sans doute parce qu’il vient du design graphique que l’artiste a perçu dans ces découpes d’arbustes les rudiments d’un alphabet, et dans leur organisation stricte, une sorte de mise en page. Durant sa résidence, François Feutrie a d’abord dessiné ses propres gabarits de topiaires – des contreformes simples, sorte de gros peignes, utilisées pour contraindre la matière et lui faire respecter une norme – avant de les disposer comme une petite forêt sur une scène. Il a par ailleurs photographié une série de détails de son lieu de résidence : murs, planchers, pierres, mais aussi jambon, cartons, papier bulle… détails qu’il recadre et agrandit jusqu’à leur faire perdre, à quelques exceptions près, toute dénotation pour ne garder que leur texture abstraite. Enfin, il filme la projection de ce petit documentaire des matières de son environnement sur la scène occupée par les gabarits. La vidéo donne ainsi à voir le défilement d’une cinquantaine de tableaux, composant avec les mêmes reliefs de figures abstraites, et ce dans une variété de transition typique de Powerpoint (« fondu », « damier », « tourbillon », « cube », « paillettes », « portes », etc.). Il faut rajouter à cela un effet de lent zoom pour y reconnaître un des procédés privilégiés de l’écran de veille et obtenir une vidéo hypnotique dans laquelle le regard ne cesse de s’enfoncer. Selon les images qui s’impriment sur les surfaces des gabarits et qu’ils filtrent comme un pochoir, se forment des maquettes de bâtiments modernes, une plateforme de jeu vidéo, des brochettes d’apéritif, des totems, une scène futuriste… des paysages incertains dans leur échelle et leur géolocalisation, dessinés par ces jeux aléatoires entre la figure et le fond, la forme et la matière.
Toute cette machinerie, ce « fabricatoire », mis en place par François Feutrie pour créer ce kaléidoscope de paysages pourrait être rapprochée de celle utilisée par Cellini pour épater son assistance. D’un coté, une sculpture figurative dramatisée par le halo d’une torche et sa mise sur roulettes donne l’illusion d’un être vivant, de l’autre, les ombres portées et les effets du Powerpoint font naître une multitude de paysages. Dans les deux cas, c’est une machinerie relativement désuète, qui bricole un effet pour la circonstance.
Chez François Feutrie, cette approche maniériste s’actualise à l’ère de l’économiseur d’écran. Les paysages du Fabricatoire ont clairement un air de famille avec ces images d’ameublement qui défilent sur les écrans plats et, sans y prêter plus attention, on pourrait croire à une animation entièrement numérique. Sans doute, l’ordinateur est-il aujourd’hui la réelle fabrique de paysages ; il suffit, pour s’en rendre compte, de jeter un œil sur l’iconographie que propose chaque système d’exploitation pour habiller ses arrière-plans : « forêts », « plages », « déserts », « cosmos » se mélangent à des animations abstraites nommées « arabesques », « shell » ou « spectrums »… Bien sûr, le Fabricatoire n’atteindra jamais la sophistication de ces images générées par les puissants calculs de la machine. On pourrait même déceler là une forme de résistance anachronique dans cette façon de refaire « à la main ». Mais encore une fois c’est la prise en compte de son environnement immédiat qui intéresse surtout l’artiste. Constant dans sa pratique, le bricolage repose sur la capacité à agir dans l’urgence avec les moyens du bord. Au cours d’autres résidences, François Feutrie a pu ainsi transformer des capots de voiture et une coupole d’aération en soucoupe volante (UFC, Unidentified Flying Cupola, 2012), ou encore construire une dizaine de cabanes avec ce qui s’offrait à lui lors d’un périple en Amérique du Nord et du Sud (« Cabanes & paysages ambulants en Amériques », 2010-2011). Pour le Fabricatoire, cet art de l’expédient lui permet de créer une multitude de paysages oniriques à partir d’objets triviaux : dans son petit théâtre d’ombres la surface d’un chou-fleur prend des airs de cratère lunaire.
Un plaisir de la trouvaille, donc. François Feutrie admet son goût pour les émissions de vulgarisation scientifique et leur façon d’illustrer les phénomènes les plus complexes avec les formes les plus simples. Récemment, il a ainsi animé en stop motion des petites sculptures en reprenant l’illustration de certains phénomènes de géologie : une avancée glaciaire ou une faille sismique (Vivarium, 2014). Comme pour le Fabricatoire, on ne perçoit pas tout de suite la technique archaïque qui met en mouvement les images. Ces vidéos en boucle ressemblent davantage aux schémas animés que l’on trouve au fil des déambulations sur Internet. De même, il faut lire les cartels pour comprendre que les maquettes sont réalisées avec les matériaux du faux standardisé : marbre en Vénilia, plan de travail en stratifié, sol PVC. Après les paysages de salon, la géologie de la cuisine :
un nouveau voyage halluciné dans la texture du quotidien.
Paul Bernard, 2014.