MojennLab
Guilhem Monceau, avril 2024
Il est minuit rue Charles Berthelot à Brest, la misérable tranche de lune disponible ce soir est enveloppée d’un lourd nuage qui laisse présager une longue semaine pluvieuse. Une voiture s’élance à une vitesse supérieure à la moyenne admise en ville, le pilote ayant jugé bon d’adapter les règles de conduite à l’heure avancée de la nuit. A l’approche du numéro 41, un flash inattendu fait immédiatement perler quelques gouttes de sueur sur le front et dans le dos du conducteur. Dans le feu de l’action, il ne prend pas le temps de s’arrêter et tourne dans la prochaine rue à gauche sans avoir vraiment compris ce qui vient de se produire. Une fois envisagé le scénario amer de la contravention à venir, de drôles d’images apparaissent en surimpression dans son champ visuel. Un clignement des yeux fait apparaître un groupe d’animaux, comme une meute de gros chiens, au travers d’une nuée de points blancs. Ils disparaissent pour laisser place aux feux rouges, aux lampadaires et à leur réflexion dans l’asphalte humide. Un deuxième clignement permet de préciser l’image : il s’agit en réalité d’un troupeau de chèvres au regard menaçant, dont les yeux brillants rappellent ceux des enfants du film le Village des Damnés1. Alors que les feux de circulation moites effacent à nouveau temporairement cette image, celle-ci continuera d’apparaître par intermittence derrière ses paupières durant tout son trajet. Il n’arrivera pas à trouver le sommeil une fois arrivé chez lui. Jusqu’au petit matin, les yeux grands ouverts, il essaie de donner un sens à sa rencontre nocturne. Mais qui sont ces chèvres, pourquoi se sont-elles rassemblées à cette heure-ci au 41 rue Charles Berthelot, pourquoi leurs yeux s’illuminent, et surtout représentent-elles un potentiel danger pour son avenir proche ?
Le potentiel narratif des installations artistiques est essentiel dans le travail d’Ondine Bertin. A l’automne 2022, elle a présenté les Divagantes, une installation de peintures sous forme de diorama dans la vitrine du centre d’art contemporain Passerelle à Brest2. Devant un paysage de campagne peint sur un long tissu – à la manière d’un décor de théâtre – est disposé un groupe de chèvres en découpes peintes sur bois. Elles sont divagantes, ce qui signifie qu’elles circulent en dehors des limites dans lesquelles elles sont habituellement gardées. En sortant de leur enclos, elles échappent à leur fonction assignée et retournent à l’état sauvage. Elles surprennent celles et ceux qui les rencontrent en liberté, car – au même titre que les vaches et les poules – elles sont souvent associées dans l’imaginaire commun aux seuls produits pour lesquels on les exploite. Elles se sont émancipées, échappent à leur destin domestique et de fait surprennent celles et ceux qui croisent leur route. La nuit, l’installation d’Ondine Bertin prend une autre dimension grâce à un procédé simple mais efficace : elle a couvert les yeux des chèvres avec des bandes de tissu réfléchissant. C’est sans doute là que l’installation est la plus intéressante à voir. On peut croiser ces chèvres sans le vouloir, leurs yeux vont refléter les lumières des phares de voiture et des lampadaires, et celles-ci vont devenir les personnages inquiétants d’un film d’horreur campagnard. Ondine Bertin a transposé l’année suivante ce dispositif de diorama à Liège dans l’édition belge d’Art au Centre, en montrant cette fois-ci une fête de village inquiétante organisée par un groupe d’êtres anthropomorphes à la peau grise et au regard brillant. Ce procédé allie une grande maîtrise technique de la peinture à une pratique attentionnée de l’installation. L’emplacement de son œuvre dans l’espace compte tout autant que le contexte géographique et politique dans lequel elle est montrée. On peut facilement imaginer que des automobilistes belges aient vécu la même frayeur que le personnage du début de ce texte…
Ondine Bertin a pu investir une nouvelle fois le Centre d’Art Contemporain Passerelle3 en 2023 lors d’une résidence de trois mois. A cette occasion, elle a tenté de développer le principe du diorama à l’échelle du centre d’art en proposant une installation immersive sous forme de partenariat institutionnel entre Passerelle et MojennLab, une start-up fictive qui cherche à lier mythologie et tourisme. Maniant les codes de l’agence de voyage et des start-up à la perfection, Ondine Bertin a reconstitué les bureaux de MojennLab à l’étage du centre d’art. A part pour ce que l’entreprise vend, cet espace ne surprend pas forcément plus que les bureaux de l’équipe de Passerelle ou ceux de Documents d’Artistes Bretagne qui occupent aussi le bâtiment. Des dépliants sur les activités vendues en package, des catalogues commerciaux, des tasses qui trainent près des claviers, des formulaires à remplir, des post-it saturés d’information et bien sûr l’ensemble morne de chaises roulantes et de bureaux facile à monter sur leur carré de moquette grise. Au mur, un immense texte en vinyle métallique nous suggère de « légender ». Est-ce que ce message s’adresse aux employés de MojennLab pour leur dire sympathiquement de travailler plus, ou bien à leurs futurs clients pour les pousser à l’achat ? Mais pour acheter quoi ?
Les trois grands monolithes qui font face à l’espace de bureau nous donnent un indice. Ce sont de faux menhirs que l’entreprise propose d’installer dans n’importe quel champ pour le transformer immédiatement en site patrimonial breton. MojennLab est une agence privée qui offre des services de storytelling à des collectivités isolées afin de leur offrir un capital culturel rapide et facile. Une fois la légende en place, les touristes peuvent affluer et relancer l’économie d’un village en déclin. La deuxième partie de cette exposition est donc un showroom dans lequel on peut observer des échantillons de mythes et légendes artificielles. En plus des menhirs – trois modèles différents selon les préférences et les tarifs – on trouve aussi un verre à pied qui se déplace tout seul, du WD-666 – une variante du WD-40 qui sert à faire grincer les portes pour donner un effet maison hantée, et un film promotionnel sur des modèles de crop-circle à faire soi-même avec une tondeuse à gazon. Alors qu’on circule dans le showroom, de temps en temps un jingle sonore se met en route pour nous informer des dernières promotions de MojennLab et nous transporte presque dans les rayons d’Intermarché.
Pour conclure la vente, MojennLab propose – en plus du showroom – une galerie immersive dans laquelle on peut découvrir un de leurs derniers packages : La légende de la jeune Riwanon défiant le monstre d’algues de la baie de Saint Broc’h. Tout y est, à commencer par un diorama qui rappelle les précédents travaux d’Ondine Bertin. Sur une plage d’algues vertes, la Dame de Saint Broc’h transperce Ulvar, le monstre qui dévore les animaux et les humains qui s’aventurent dans la baie. Un petit texte près de cette scène nous raconte l’histoire, donne un minimum de profondeur à la Jeanne d’Arc locale, et permet de transformer une baie polluée en un site patrimonial d’exception. Le dispositif est complété par un passe-tête sympathique qui permet d’incarner les deux héros de la légende, et trois tableaux qui retranscrivent l’histoire dans des styles médiévaux et fantastiques. Ceux-ci sont générés par un logiciel d’intelligence artificielle, un outil auquel Ondine Bertin a eu recours pour construire une partie de son exposition. En effet, si on retourne dans le bureau de MojennLab et qu’on regarde plus précisément, beaucoup de détails ont fait appel à des images artificielles. La photographie de l’équipe de MojennLab fourmille de déformations typiques de ce type de logiciels : des mains à six doigts, des yeux fusionnés avec le nez, des immeubles instables… Dans le présentoir à dépliants et dans les catalogues de vente, les illustrations des offres de l’entreprise sont produites de la même manière. L’IA offre la possibilité à Ondine Bertin d’échanger la peinture et la sculpture de ses dioramas pour des images qui pourraient être produites par une start-up. En combinant les deux techniques dans son exposition, elle produit un enchevêtrement multiple de récits où le diorama de Saint Broc’h – qui crée une fiction pour une ville en manque de touristes – est créé par une agence privée, elle-même mise en scène par une artiste invitée à investir les salles d’un centre d’art.
Un dernier niveau de lecture de ce projet est particulièrement perceptible par le public breton qui viendra visiter l’exposition. En effet, cette histoire d’agence privée qui crée de fausses légendes pour attirer des touristes fait beaucoup penser à un vrai projet initié il y a quinze ans à Carnoët en centre-Bretagne. Un groupement d’entrepreneurs de la région du nom d’Institut de Locarn4 a inventé de toutes pièces un site patrimonial au sommet d’une colline : la Vallée des Saints. L’endroit est parsemé d’immenses statues de différents saints et personnalités bretonnes. Sur leur site internet, on peut lire que : « La Vallée des Saints est une « île de Pâques » bretonne qui regroupera à terme 1000 statues monumentales de 4 mètres de haut représentant les Saints fondateurs de la Bretagne. Ce projet « fou » a pour ambition de devenir une vitrine mondiale du granit breton et un pôle touristique majeur en Bretagne ». La Vallée est un symbole idéal pour l’Institut de Locarn qui permet de conjuguer les intérêts des entrepreneurs régionaux5 avec une puissante idéologie fondée sur les mythes bretons. Le mécénat du site et des statues permettant au passage de profiter d’avantageuses réductions d’impôt et d’un bon capital sympathie bretonne. L’emphase produite par ces sculptures – qui sont d’ailleurs assez kitch et auraient sans doute pu être conçues avec de mauvais logiciels d’intelligence artificielle – peine à dissimuler les aspirations indépendantistes et hyper-libérales du club d’entrepreneurs. Pour eux, la Bretagne gagnerait à se transformer en un bucolique paradis fiscal6.
Après les Divagantes qui occupaient la vitrine de Passerelle et un fragment de l’espace nocturne de Brest, Ondine Bertin a réussi à s’approprier pour son dernier projet non seulement le centre d’art, mais aussi les forces identitaires et commerciales qui agitent la Bretagne. Elle évoque à la fois les catastrophes écologiques provoquées par les grands industriels – la légende de Riwanon et Ulvar est sponsorisée par « Bouig » – et les grandes stratégies de branding régional qui drainent les touristes avant de bouleverser le marché immobilier. Dans toute transformation sociétale majeure, des acteurs intermédiaires arrivent toujours à se faufiler dans les brèches et sauter sur les opportunités disponibles. MojennLab est un de ces acteurs, qui allie mépris de l’histoire et de la culture à un amour sans borne pour les touristes. Dans une tasse froide sur un des bureaux de l’exposition, l’étiquette d’un sachet de thé nous rappelle ironiquement la valeur clé de l’entreprise : « La plus grande des richesses est l’argent. »
Guilhem Monceau, avril 2024
1 Le Village des Damnés, de Wolf Rilla, 1960.
2 Dans le cadre de la 2e édition de la manifestation Art au Centre Brest organisée par Bassin Caresse.
3 La résidence « les Chantiers » au centre d’art Passerelle, qui a donné lieu à l’exposition « MojennLab » (du 16 février au 18 mai 2024).
4 L’Institut porte aujourd’hui le nom évocateur de Kereden.
5 Mais aussi nationaux et internationaux puisque même Mitsubishi participe au mécénat.
6 Pour plus d’informations sur la Vallée des Saints, vous pouvez lire les articles de Jean-Marc Huitorel (Libération, 04/08/2018) et de Pierre-Henri Allain (Libération, 02/07/2013) ; et pour l’institut de Locarn, vous pouvez lire l’article du même nom sur le blog de Françoise Morvan. France Culture a aussi consacré un épisode de la Série Documentaire (LSD) à ce sujet (Sur le front de libération de la Bretagne : La mise en scène d’une identité, un documentaire de Kristel Le Pollotec, réalisé par Marie Plaçais, 04/01/2024)