Fausse nature
Anne-Lou Vincente, décembre 2020
Texte écrit à l’occasion de l’exposition d’Elen Hallegouët.
Je te cavernerai. (1) Avec ce titre en forme de promesse adressée au visiteur de son exposition, Elen Hallégouët lui en fait — déjà — voir du pays(age). D’emblée s’insinue une poétique de la caverne dont la résonance (faussement) naturaliste et romantique va ici de pair avec une recherche plastique autour de la perception trouble du réel — et son double — pris entre deux eaux. En même temps que passé et futur (2) sont convoqués l’ombre et la lumière, les états solide et liquide, les règnes aquatique, minéral et végétal, dans une vague oscillation entre matériel et immatériel, réalité et faux-semblant, visible et invisible.
Tout commence par une sensation de blancheur lumineuse et aérienne. La première salle de l’espace investi (3) par Elen Hallégouët, est peuplée de sculptures transparentes qui n’apparaissent que dans un deuxième temps tant la vision est déroutée par la présence, à la fois réelle et intangible, de reflets et d’ombres projetées (4). Effleurant le sol, trois grillages de verre en suspension, tels des seuils (5) aussi palpables que fragiles, sectionnent et rythment l’espace comme notre propre circulation tandis que flottent plusieurs plaques dont l’aspect ondulatoire évoque en l’imitant la surface de l’eau (6). Si l’on ne peut s’y mirer, elles apparaissent comme autant de filtres déformants (7). Selon certains points de vue, ces différents éléments viennent se superposer (en profondeur) et brouiller les pistes de lecture, formant comme autant de strates d’espace-temps entre lesquelles on est invité à se déplacer, se laisser porter, divaguer — en prenant soin de ne pas trébucher sur un tas de météorites (8).
Au-delà d’un temps (pré)historique, l’artiste nous plonge dans une archéologie et une cosmologie d’un présent aux contours flottants, composite et métastable. Une plongée en eau trouble qui nous amène aléatoirement vers une série de sculptures (6) aux accents rupestres. Disséminées sur les murs, ces figures fantastiques (dragons, sirènes, etc.) et autres représentations sexuelles (9) ont été réalisées à partir de moulages de sculptures et d’éléments architecturaux d’églises et d’enclos paroissiaux du Finistère datant de la Contre-Réforme (XVI-XVIIe s.) et constituant des vestiges du paganisme (10). Absorbés par l’Église catholique puis effacés, oubliés ou dissimulés, ils témoignent d’un certain syncrétisme cultu(r)el et d’une possible survivance des croyances et des rites — du moins de leur mémoire — à travers les époques. En les reproduisant (manuellement) au moyen de l’empreinte et du moulage tout en les transformant (le verre remplace la pierre), Elen Hallégouët leur donne ici un second souffle. Les voici remis en lumière et en circulation, incorporés et actualisés au sein d’un nouveau récit visuel, sensoriel et mouvant (11), tel un parcours initiatique chargé d’aura — fantas(ma)tique.
États d’âme et de matière(s) se coagulent et révèlent ici la nature hybride de toute chose, de tout être, de tout temps, et avec, leur puissance (disons magique) de transformation (12).
Je te cavernerai et te grotterai, et te cascaderai, et te boiserai et te grand-rocherai et te terriblerai, et te solituderai. (13) Ces mots de John Keats, le visiteur peut les lire dans l’installation qu’Elen Hallégouët présente dans la seconde salle (obscure) de son exposition. Éclairés par la seule lumière émanant de la première salle, des panneaux de tissu réfléchissant (14) de différentes tailles sont suspendus à des hauteurs et profondeurs variables. Outre la poésie de Keats qui apparaît au centre, l’artiste y a sérigraphié différentes espèces de plantes trouvées dans le jardin du Centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine (CIAP) situé sur le site de Guimilau dans le Finistère (15). Rappelant les motifs bucoliques de la fameuse Toile de Jouy (16), la composition poétique et végétale plante le décor — un brin kitsch (17) : l’artifice vient à nouveau pallier la perte irrémédiable d’aura qu’a engendrée la reproductibilité technique en tant qu’agent essentiel de la société des temps (post-)modernes — industrielle, capitaliste, spectaculaire, marchande (18).
Tout en usant — manifestement — de faux-semblants et d’artifices, Elen Hallégouët met en scène une rêverie ambulante dans laquelle objets, figures et motifs, dans une réinterprétation poétique et critique, auraient recouvré une forme de magie. Trompé, l’œil lèche les surfaces transparentes et miroitantes, saisi par leur pouvoir hypnotique évoquant celui de l’eau. La perception vacille, la pensée se meut et le corps, dans le clair-obscur, déambule dans un espace caverneux gonflé de sens.
Anne-Lou Vicente, 2020
(1) Il s’agit du début d’une gradation poétique que le poète anglais John Keats intègre à une lettre qu’il adresse le 14 mars 1818 à John Hamilton Reynolds. http://keats-poems.com/to-john-hamilton-reynolds-teignmouth-march-14-1818/ L’intégralité de ce petit poème apparaît dans l’installation que l’artiste présente dans la seconde salle (voir plus loin dans le texte). En y « verbalisant » ainsi la nature, John Keats évoque la tendance de l’homme, en pleine révolution industrielle, à vouloir la manipuler et l’artificialiser, notamment en la reproduisant.
(2) Le néologisme verbal « Je te cavernerai » a le don de combiner le futur simple et le « temps des cavernes ».
(3) L’absence de lumière naturelle dans cette partie du centre d’art a mené l’artiste sur la piste de la grotte (aquatique). La lumière artificielle inonde la première salle.
(4) Voir Clément Rosset, Impressions fugitives. L’ombre, le reflet, l’écho, Paris, Minuit, 2004. « L’ombre, le reflet et l’écho sont les attributs obligés de tout objet réel, quelle qu’en soit la nature ; s’ils viennent à manquer, ils déboutent par leur absence n’importe quel objet d’une prétention à la réalité. » « Le double de proximité est paradoxalement à la fois existant et immatériel, car non tangible au premier sens du terme. »
(5) On pourrait considérer qu’ils incarnent ici différents seuils de perception.
(6) Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas de verre mais d’une sorte de Plexiglas transparent appelé polyméthacrylate de méthyle (PMMA). https://fr.wikipedia.org/wiki/Polym%C3%A9thacrylate_de_m%C3%A9thyle
(7) Le matériau, lui-même déformé, produit des visions monstrueuses.
(8) La présence de ces agrégats de verre et de cuivre tels des excrétions du mur pourrait évoquer, du fait de la sensation de flottement et de temps multiples, un hyper-espace ou un trou de ver.
(9) Sur ce point, l’artiste s’est notamment laissée guider par l’ouvrage de Bernard Rio, Le cul bénit : amour sacré et passions profanes, Michel Mafessoli, 2013.
(10) Le culte païen est encore assez ancré en territoire breton.
(11) Si, du fait de la nature artificielle de la lumière, les impressions sont ici fixes et non « fugitives », le mouvement du corps anime l’installation.
(12) Le processus de fabrication du verre ici omniprésent induit déjà la notion de transformation.
(13) Traduit de l’anglais « I’ll cavern you, and grotto you, and waterfall you, and wood you, and water you, and immense-rock you, and tremendous-sound you, and solitude you. »
(14) Si l’écran est souvent présent dans le travail de l’artiste, notamment pour la présentation de ses vidéos et films expérimentaux, il est ici un leurre.
(15) L’artiste y présente une exposition qui « communique » avec celle de Passerelle. On y retrouve certaines des sculptures de figures païennes en verre ainsi que des boutures de plantes extraites du jardin, arrimées à des structures tubulaires en cuivre évoquant les notions de flux et de circulation.
(16) Créée dans les ateliers de la manufacture fondée en 1760 par Christophe-Philippe Oberkampf dans la commune de Jouy-en-Josas, la Toile de Jouy est un must de l’art décoratif mais il serait peut-être plus opportun ici d’évoquer notamment les papiers peints aux motifs végétaux et floraux, dans la seconde moitié du XIXe siècle en Angleterre, de William Morris et du mouvement Arts and Craft.
(17) Le kitsch est ici délibérément convoqué par l’artiste en ce que son émergence est peu ou prou concomitante aux propos de Keats et au contexte d’industrialisation et de (re)production en série d’objets culturels dans lesquels ils s’inscrivent.
(18) Voir Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936), Paris, Allia, 2018. « Ce qui s’étiole de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, c’est son aura », p. 22. « Il est d’une importance décisive que ce mode d’existence auratique de l’œuvre d’art ne soit jamais totalement détaché de sa fonction rituelle (i) » « i. La définition de l’aura comme ‘apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il’, ne propose rien d’autre que formuler la valeur cultuelle de l’œuvre d’art dans les catégories de la perception spatiotemporelle », p. 27.