Laure Mathieu
Sarah Ihler-Meyer, novembre 2018

Texte écrit à l’occasion de l’exposition de Laure Mathieu.

Révéler ou créer des continuités entre le monde humain et non-humain, le visible et l’invisible, tel est le projet de Laure Mathieu. Un projet ancré dans des recherches inspirées par les sciences, la littérature et la philosophie, prenant la forme de textes, de lectures, de vidéos et d’installations conçus comme autant de dérives imaginaires entre des pôles a priori antithétiques. Dans ses œuvres, ces passages entre différents règnes se jouent le plus souvent au cœur la perception optique, dans ses rapports au langage et au savoir, mais aussi au monde naturel, dont elle pense se détacher et s’extraire telle une mécanique optique désincarnée
Aussi, nul hasard si son exposition à Passerelle s’intitule, « La Flotte Bleue », appellation scientifique désignant des espèces aquatiques flottant entre mer et air, telles des filtres entre deux éléments antagoniques. Pour l’occasion, l’artiste a créé une constellation de références réunissant Galilée, John Wayne, Gengis Khan et Dick Powell autour de la perception conçue comme trait d’union possible entre des mondes hétérogènes. Leurs noms sont disséminés dans des lettres-récits imprimées sur des vêtements et des tickets de tram, respectivement suspendus sur des portants et posés au sol dans une salle plongée dans une semi-obscurité, ainsi volontairement situés au seuil de l’illisibilité et de la disparition. À quelques mètres de là, se trouve une étrange sculpture aux formes ovoïdes façonnée dans du liège, qui se révèle être de près une énorme paire d’yeux ayant servie de piédestal pour une lecture des lettres lors du vernissage et pouvant servir d’assise pour les visiteurs. Depuis ce lieu, on découvre la provenance  d’une musique résonant dans l’ensemble de l’exposition : il s’agit d’un extrait du film Le Conquérant (1956), diffusé sur un petit moniteur, où se jouent également des questions de visibilité et d’invisibilité. Réalisé en pleine guerre froide par Dick Powell, ce film met en scène la vie de Gengis Khan, figure historique dont il existe un seul portrait, une approximation trouble commandée après sa mort par son petit-fils Kubulai. Prêtant ses traits à l’empereur mongol, l’acteur américain John Wayne incarne ainsi un personnage énigmatique et originaire de ce qui deviendra une partie des territoires communistes, alors sujets de toutes les paranoïas aux Etats-Unis. Menace bien plus réelle et inconnue au moment du tournage : l’emplacement du film, dans l’Utah, se trouvait à proximité de zones d’essais nucléaires de l’armée américaine. En raison du climat difficile de cette région et d’une succession d’erreurs logistiques, trois-cent tonnes de sable chargé de particules radioactives ont été déplacées de ce lieu jusque dans les studios hollywoodiens pour la fin du tournage. Résultat : au cours de la décennie suivante, quatre-vingt-dix des deux-cent-vingt acteurs et membres de l’équipe sont décédés du cancer, y compris John Wayne et Howard Hughes, le producteur du film. En d’autres termes, un invisible (les particules radioactives) s’est ici rendu visible après coup.
Il s’agit là d’une sorte de « visible à retardement », faisant écho dans les lettres écrites par Laure Mathieu à Galilée, effets néfastes et destructeurs en moins. Et pour cause : en inventant le télescope au début du XVIIème siècle, le célèbre scientifique ouvrait l’œil humain à un nouveau champ de perception en même temps qu’il lui révélait tout ce qui lui restait inconnu, ses découvertes n’illuminant « pas tant les étoiles que les sombres profondeurs qui les entourent1 ». En cela, l’outil optique de Galilée prolonge l’opération fondamentale du langage, lequel découpe du visible sur fond d’invisible, ne venant pas nommer les choses une fois perçues, mais permettant au contraire de les percevoir et de les identifier à travers son prisme sémantique. Si, par ses opérations de découpes, la perception se place à distance du monde, elle se trouve néanmoins simultanément en relation de continuité avec lui. En effet, via la digestion de plantes, elles mêmes ingérées par des animaux et se retrouvant par exemple dans du jaune d’œuf, l’œil humain dérive les pigments de la lutéine, une matière organique protégeant la rétine de l’impact destructeur du soleil, dessinant ainsi un continuum épidermique avec l’univers végétal. Aussi, « tandis que le télescope permet de comprendre l’œil humain comme une composante d’un appareil complexe de perception combinant outils optiques, langage, théorie et relations de pouvoir, le fonctionnement de la [luétine] nous permet de faire un zoom arrière, pour ainsi dire, plus loin que les inventions humaines dont dépend l’œil, et de comprendre l’œil comme enchevêtré dans les processus biologiques de la matière organique2. » L’œil se révèle ainsi être un lieu de traduction et d’échange entre les règnes et les éléments, de circulation entre le visible et l’invisible, rejoignant en cela le souffle – dont on suit le trajet dans un corps, filmé au microscope et projeté sur un socle noir au sein de l’exposition –, processus vital à travers lequel chaque être se mélange au monde3, mélange au cœur même du travail de Laure Mathieu.

Sarah Ihler-Meyer, 2018

1Ben Wagner, « Metaphors of Sight », 2017, http://kvhbf.de/program/=material/164-beny-wagner-br-metaphors-of-sight
2 Ibidem.
3 Idée empruntée à Emanuele Coccia, La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Payot & Rivages, Paris, 2016.