Discussion entre Corentin Canesson et François Lancien-Guilberteau

Retranscription d’une discussion entre Corentin Canesson et François Lancien-Guilberteau réalisée dans le salon de Corentin Canesson  le 19 septembre 2014 à Paris. Ce texte est diffusé à l’occasion de l’exposition Passage du désir de Corentin Canesson à la galerie Palette Terre à Paris du 28 septembre au 26 octobre 2014 qui présentera une série de peintures récentes.

 

François Lancien Guilberteau : Est-ce que tu pourrais  parler des décisions qui prévalent avant la réalisation de chaque toile ? Tout ce qui est de l’ordre du format par exemple, j’ai l’impression qu’il y a une certaine constante.

Corentin Canesson : Oui le format des tableaux c’est assez simple, c’est un mètre par un mètre à chaque fois, c’est pour une raison assez pratique: avant de commencer cette série, j’avais accroché à un mur de mon salon un tableau d’un mètre par un mètre, et à partir du mois de mars dernier, je me suis imposé le fait de réaliser chaque mois à cet endroit une peinture d’un mètre par un mètre. C’était lié au fait de ne pas avoir d’atelier, et de n’être pas très heureux de la manière dont je pouvais maintenir ma pratique artistique. C’est assez basique finalement, et après il y a la question du sujet de ces peintures, qui pour le moment ne sont que des oiseaux, des peintures d’oiseaux. Et pour revenir aux décisions, je parlerai peut être plutôt du fond des peintures, à chaque fois le fond est réalisé de manière assez spontanée, je le réalise « à la manière » de peintures ou de peintres qui m’intéressent.  Et j’inscris ensuite un oiseau sur ce fond. Pour parler des oiseaux, au départ, je reprenais des dessins de Jean-Jacques Audubon, un naturaliste américain du XIXème siècle, donc je reprenais deux trois choses sur internet, et je les faisais rentrer dans le carré du tableau. Mais plus ça va, moins je prends de modèle, et plus ils sont dessinés à la légère. Une fois que le dessin est à peu près fait,  il va y avoir quelques retouches ou des moyens de le rattraper pour qu’il paraisse proportionné, mais  pas plus, et ensuite ça va vraiment être des gestes de peintures qui vont venir se rajouter.

 

FLG : Il y a aussi une décision importante : avant même que tu commences à peindre, il y a une temporalité précise  que tu as déterminée?

CC : Oui, je fais en sorte d’en faire un par mois, et estime qu’à la fin du mois, la peinture est terminée, et au début du mois je vais au magasin acheter une nouvelle toile d’un mètre par un mètre. Mais ça n’est pas non plus un protocole à vie, c’est sur un période précise..  ça peut paraître un peu stricte mais ça ne l’ai pas, je vais devoir partir pendant trois mois bientôt, et bien, je ferai autre chose..

 

FLG : Quand tu dis que le tableau d’un mètre par un mètre a un rapport pratique, si on t’écoute, on pense rapport pratique dans le sens où ça évacue un certain nombre de questions, de problèmes liés au format par exemple. Mais concrètement je ne trouve pas que ce soit un format si pratique, et là quand je vois ces peintures chez toi, elles prennent quand même une certaine place. Ou bien j’imagine que le trajet à pied ou en bus du magasin de tableaux jusqu’à chez toi ne doit pas être très évident, si il y a du vent, si il pleut.. il y a des formats qui seraient bien plus pratiques à transporter.

CC : J’imagine que c’est le souhait de faire quelque chose qui soit tout de même un peu conséquent ; en terme de présence. Mais c’est aussi un peu la limite: plus grand je vais avoir vraiment beaucoup de mal à stocker et à transporter les tableaux. Peut être aussi que dans l’aspect un peu protocolaire du travail il y a une satisfaction à se dire, chaque mois : un mètre carré.

FLG : Oui mais j’ai l’impression que tu cherches un problème, mais un problème pratique et domestique, c’est encombrant, ça prend une sacré présence, et en plus tu travailles chez toi.

CC : oui ça devient un meuble ce tas de tableaux.. Au mur il y a la toile sur laquelle je travaille et en dessous, il y a l’empilement des précédents tableaux protégés par un tissus, ça commence déjà à prendre une certaine épaisseur. Bon, maintenant il se trouve qu’il va y avoir cette expo à Palette Terre, que je vais ensuite partir pendant trois moi, donc l’histoire va peut être s’arrêter là, mais potentiellement j’avais en tête l’idée que cela puisse durer deux, trois ans sans interruption, et on aurait alors eu une pile de tableaux qui aurait pris la moitié du salon, il aurait fallu que j’organise autrement les choses.

Et puis il y a aussi le coup de marcher dans la rue avec la toile sous le bras, c’est assez encombrant et peu pratique c’est vrai, ça fait vraiment « peintre », il y a un cliché, une image qui parfois me dérange un peu mais à laquelle je ne peux pas échapper.

 

FLG : ça me rappelle un artiste que j’ai croisé l’autre jour, il sortait d’un magasin de fournitures d’art avec plein de cartons et de pinceaux dont il avait besoin pour préparer son expo, et on se disait qu’il y avait vraiment une espèce d’image « loisir créatifs » un peu honteuse à assumer en sortant de ces magasins. Mais est-ce que ça te gêne ce rôle ?

CC : Non ça n’est pas un rôle, c’est juste une nécessité matérielle pour réaliser les choses.. Disons que ça n’a pas un côté très propre, artiste net, ça projette tout de suite dans un truc un peu début XXème siècle, ou bohème. C’est comme quand tu marches avec une guitare dans la rue. Ça provoque le regard.

 

FLG : Mais cette espèce de honte, ou disons ce regard, ce qu’il véhicule, est-ce que ça s’arrête une fois que tu es rentré chez toi, une fois que tu as transporté le tableau du magasin de fournitures d’arts à chez toi ? Une fois que tu commences ta peinture est ce qu’on peut encore réfléchir à cette figure du peintre, avec un jeu ou une forme d’ironie ?

CC : Je n’ai pas l’impression de jouer avec, c’est une question assez simple de plaisir à peindre, si il y a parfois un jeu la dessus, c’est peut être pour en avoir mieux conscience. Ça pose indirectement la question de la légitimité de la peinture aujourd’hui, qui est une question assez lourde, que je me suis beaucoup posé et que j’essaye de mettre à distance, mais il est possible qu’elle reste présente par ces gestes ironique ou anecdotique, par exemple en pointant le trajet qui ramène la toile du magasin à mon salon/atelier. Mais ça n’est peut-être qu’un problème de peintre en fait.

 

FLG : Et sur cette idée du plaisir de peindre ? C’est un terme que tu emplois souvent.

CC : Il y a sans doute un côté très puéril, et universel dans le fait de peindre qui me plait beaucoup, en généralisant et en estimant qu’on a toujours en face de soi les mêmes outils immuables, et la même liberté. Il y a toujours eu beaucoup de peintures, il y en a toujours, et ça va continuer. On cherche souvent beaucoup de raisons ou de prétextes pour peindre, mais en ce moment sans dire que le seul plaisir de peindre soit la principale raison de peindre, le fait de voir que ce plaisir soit une constante depuis l’enfance me permet d’être plus à l’aise avec la peinture. Il y a un premier rapport immédiat et très simple dans le geste de peindre, et je préfère partir de celui-ci plutôt que d’une raison théorique pré existante, (prédéfinie) m’autorisant à peindre, puisque je sais bien que dans tous les cas la peinture que je réalise est déjà lourdement chargée de références picturales et autres.

 

FLG : Mais malgré tout, ce qui m’intéresse dans tes peintures, c’est qu’elles sont composées de couches qui se superposent, comme des calques. Il y a quelque chose qui se passe avant même la peinture, on vient d’en parler, il y a la décision d’un cadre qui va rester le même, ensuite tu parlais tout à l’heure du fond que tu peins, il y a la figure qui s’ajoute, sur celle que l’on voit en ce moment sur ton mur, il y a un espèce de geste de  brosse qui s’ajoute sur un autre plan, et il y a aussi souvent du texte. Je ne veux pas contredire ce que tu disais sur le plaisir contre les raisons théoriques, mais je vois quand même des choses dans ces peintures qui dépassent le simple plaisir de peindre.

CC : Evidement, je ne suis pas en train de te dire que quand je peins je me sente hors du monde,  en pleine enfance de l’art.. Ne serait-ce par ce que j’ai fait des études d’art, et que même si ça n’était pas le cas on a toujours plein de choses derrière soi, qui font que rien ne tombe comme ça,  la manière dont on peint et ce qu’on peint contient toutes ces choses. Et après il y a des décisions qui sont presque conceptuelles, et qui elles non plus, ne viennent pas de nulle part.  La figure des oiseaux par exemple, elle vient d’une discussion avec un ami, qui me parlait de ce naturaliste, Jean Jacques Audubon, qui dessinait les oiseaux sauvages, qui les déformait, les compressait dans les formats qu’il utilisait, de manière à les représenter le plus grand possible sur la planche. Bon, et bien j’ai vu ça comme un bon sujet à peindre quand on se pose la question de quoi peindre, dans les jeux possible que le rapport figure/ format pouvait ici permettre. Et c’est déjà une décision conceptuelle, liée à des problématiques de peintures un peu masochistes.

 

FLG : Mais ce que je voulais exprimer juste avant, c’est que je n’ai pas l’impression que ce soit tant une forme de peinture « sous influence », je ne vois pas une personne au travail qui subit différentes influences. Dans la superposition de plans que j’observe, je vois différentes formes d’appropriations, de gestes de peintre mais pas seulement. Il y a des citations très évidentes, par exemple des paroles de groupes comme Current 93, ou Death in June, tu parles d’Audubon pour la figure, quand tu parles des fonds de tes peintures, tu disais « à la manière de Michael Krebber », mais je vois aussi des manières de remplir l’espace qui m’évoquent Brice Marden. Je ne vois pas là dedans des hommages et il y a quelque chose qui me semble très proche de cette histoire de trajet entre le magasin de peinture et ici. Tout ça ne renvoie pas qu’à ta seule subjectivité, je vois plus  une subjectivité multiple, qui joue même de la subjectivité qui ressort de ces peintures, avec leur côté anthropomorphique.

CC : Après j’aime bien voir ça de manière un peu littéraire aussi, comme un texte qu’on écrit et qui contient énormément de choses en lui-même, et ces choses ne viennent pas du mouvement de l’écriture mais de tout ce qu’on a vécu avant de se mettre à écrire. C’est bien sûr très romantique comme conception, mais bon c’est comme ça que je le vois. Et après ça reste des peintures quand même.

Ca ramène aussi à une idée de correspondances, que j’aime bien exploiter en peinture, mais plus généralement quand on fait des expositions, comme artiste ou même commissaire. On montre la même pièce mais on change le contexte, on utilise un même titre pour différents projets, on travaille des citations ou des textes sur plusieurs expositions, on produit ainsi une forme de cohérence qui agit et s’inscrit sur le long terme. Et qui n’empêche pas l’objet ou la pièce d’être détacher de ça, mais pour soi même quand on travaille on peut s’appuyer sur cette continuité. C’est une manière de charger les choses, je ne vais pas dire de manière conceptuelle, mais encore une fois de manière littéraire, poétique. Tout ça peut ensuite permettre différents modes de discours, ou d’interprétations. Par exemple, le titre de la prochaine exposition Passage du désir, c’était le nom du passage où un ami vivait, on devait y faire une exposition, pour diverses raison ça ne s’est pas fait, et donc le nom du lieu de l’exposition est devenu le nom de l’exposition. Ensuite le titre me plaisait en tant que tel et il renvoie à une autre exposition ou le mot désir apparaissait dans le titre. Mais je suppose que c’est comme ça pour tout le monde, toi aussi, dans ton travail tu dois souvent revenir sur des choses, les réactiver ?

 

FLG : Oui bien sûr ce sont des choses qui m’intéressent, mais c’est bien pratique aussi. Ça serait peut être comme des vêtements dont on pourrait tirer les fils,  et on les tirerait jusqu’à pouvoir tricoter autre chose..

CC : Oh merde..

 

FLG : Bon, mais je pense qu’on est d’accord, c’est un peu ridicule cette volonté qu’on aurait de vouloir cerner totalement une œuvre, d’en comprendre toutes les ramifications, implications. Je n’ai aucun scrupule à inclure dans mon travail des signes complètement tronqués, ou des choses qui peut-être ne parlent qu’à quelques personnes. Ne pas comprendre dans quelle direction t’amène une œuvre, pour moi, c’est juste une forme de silence, et ça ne me pose aucun problème. J’aime bien l’idée d’intégrer des références qui ne concernent que quelques personnes, ça ne me semble pas exclure le spectateur, de la même façon que je ne pense pas qu’il y ait un spectateur idéal et neutre.

CC : Oui c’est peut être ça, j’ai l’impression d’avoir passé beaucoup de temps quand j’étais étudiant, à faire des peintures qui espéraient avoir une lisibilité théorique autonome, et c’était bien évidement très laborieux. Ensuite, je ne pense pas continuer la série actuelle, avec comme sujet « les oiseaux » pour très longtemps, d’autres chose vont certainement arriver.

FLG : Mais le sujet c’est quoi ? C’est les oiseaux ?

CC : C’est le sujet des peintures.

FLG : Mais le sujet du travail ?

CC : C’est sans doute la peinture. Et je pense que c’est aussi la question de la visibilité. Je suis content de pouvoir les montrer, mais au départ je n’avais pas du tout d’objectifs d’expositions précis avec ce travail. Je les montrais quand même, les gens passaient, elles étaient dans le salon, et ça devenait un rapport quotidien à cette question de visibilité. Quelques personnes parfois sont venues juste pour voir les oiseaux. Je suis curieux de l’exposition à Palette Terre dans le sens où c’est dans un appartement et que la configuration de l’espace d’exposition est presque la même que celle de mon salon.

 

FLG : Une fois j’ai dormi dans ton salon, et quand je me suis levé avec ces oiseaux en face de moi le matin, j’ai trouvé que c’était une drôle de manière de commencer la journée. Ils sont extrêmement chargés, je les trouve « encombrantes » ces toiles, si on parle en termes de décoration. Il y a quelque chose qui rentre dans le domicile qui est tout sauf zen, ou fen shui.. Et ce sont quand même des images, ces oiseaux ils ont des yeux, il y a une question de regard assez importante.