Dernier contact
Marie Chênel, avril 2017

Texte écrit à l’occasion de l’exposition de Thibault Pellant.

« Le col du fémur avait dû s’enfoncer dans le bassin, les nerfs, les veines palpitaient à travers les muscles déchirés en essayant de se rassembler. »1

Plongée dans la pénombre, « L’Agonie du calamar » vous balance d’entrée dans les narines une odeur diffuse aux relents âcres ; une odeur que votre mémoire associe à la lumière blafarde des néons d’un parking sous-terrain ou aux constellations tachistes criblant le sol de n’importe quel garage. C’est dans cette atmosphère romantico-industrielle que s’appréhende l’exposition personnelle de Thibault Pellant au centre d’art Passerelle, à Brest. La plupart des œuvres ont été produites sur place dans le cadre de la participation de l’artiste (né en 1990) au programme Les Chantiers – Résidence, à l’exception d’une vidéo de courte durée projetée sur l’un des murs, en boucle. Intitulée Robert Maitland (2015), en référence au héros de L’Île de béton (1973) de J. G. Ballard, celle-ci dévoile un espace urbain nocturne déserté, situé à la périphérie de la cité du Ponant entre une voie ferrée, une bretelle de voie rapide et un rond point. Outre le passage de rares véhicules, la seule activité perceptible à l’image se loge dans le clignotement d’un lampadaire en bout de course qui perfore l’obscurité de son signal lumineux, faiblard et erratique, avant l’extinction finale. L’agonie électrique, accompagnée des sonorités caractéristiques d’un électrocardiogramme, se reflète à la surface noire, plane et brillante, d’un caisson rectangulaire en acier peint rempli à ras-bord d’huile de vidange (Deepwater Horizon, 2017) placé à proximité, au sol. Fonctionnant à la manière d’un miroir noir2 dont la nature suscite dans un premier temps l’interrogation, l’écran liquide enveloppe la lecture de l’ensemble des œuvres à travers l’imaginaire olfactif qu’il charrie.
Dans L’Île de béton, l’architecte Robert Maitland, perdant le contrôle de sa Jaguar, s’écrase sur un terrain vague oublié en contrebas d’une bretelle d’autoroute de la banlieue londonienne. Le corps couvert d’ecchymoses, il essaie à plusieurs reprises d’escalader le remblai qui le sépare des voies express : autant de vaines tentatives rejouées par Thibault Pellant dans une autre de ses vidéos (Sisyphe, 2015, non montrée), tel un constat sans illusion de la condition humaine à l’ère de l’ultra-urbanisme. Prisonnier de son îlot de béton comme de l’indifférence des automobilistes, dont il tente par tous les moyens d’attirer l’attention – par des signaux lumineux, en allant jusqu’à mettre le feu à la carcasse de sa voiture, ou des messages tracés en lettres tremblées sur un panneau indicateur – Maitland voit son état physique se dégrader. Il dresse l’inventaire de ses blessures à mesure qu’il trace la topographie de son île jonchée d’épaves, qui se révèlera être un ancien cimetière.

« Il se sentait plus gai, plus léger, l’eau lui activait les nerfs et les artères comme un courant électrique. »3

Deux autres caissons rectangulaires en acier peint ont été installés au sol, à la manière de sépultures minimalistes. Les écrans plats qu’ils enserrent diffusent de petits films muets et énigmatiques (Casseron et Chipiron, 2017) dont les animations géométriques colorées – jeux de rosaces et de marbrures – évoquent certaines œuvres abstraites pionnières du cinéma expérimental. La source de ces images est aussi fascinante que dérangeante : Thibault Pellant a filmé en très gros plan l’asphyxie d’un calamar et d’une seiche pêchés à la turlutte (une technique reposant sur le leurre) dans le port de plaisance de Brest. En agonisant, ceux-ci semblent en proie à une étrange crise picturale, l’activité des chromatophores – les cellules pigmentaires qui recouvrent le système tégumentaire de céphalopodes – devenant chaotique, comme si une forme d’inconscient moléculaire implosait en une polyphonie paroxysmique. Le corps animal s’offre ici en tant que substance au regard surplombant du visiteur ; morcelés à la force du macro, les organes envahissent les cristaux liquides de leurs clignotements pointillistes. Plastiquement séduisante, la mise en déroute radicale de l’ingéniosité du vivant qui s’opère interroge la place du spectateur – de même que le lecteur de L’Île de béton peut avoir le sentiment d’assister contre son gré au détail de la déchéance physique de Maitland – comme sa capacité d’empathie.
Ajoutant un chapitre inédit aux deux pépites filmiques que constituent La Pieuvre (1928) et Les Amours de la pieuvre (1965) de Jean Painlevé, la caméra de Thibault Pellant capture le disfonctionnement mécanique d’un phénomène naturel, dont l’activité habituelle remplit une double fonction. Si les changements d’apparence permettent aux céphalopodes de se camoufler dans leur environnement afin d’échapper à leurs prédateurs (leurre, encore), les scientifiques ont également mis en avant leur dimension communicationnelle, productrice de sens. Source d’inspiration inépuisable, de L’Appel du Cthulhu de H.P. Lovecraft à La Guerre des mondes de H.G. Welles, jusqu’aux Heptapodes bavards du film Premier contact (Denis Villeneuve, 2016), ces êtres réputés pour leur intelligence, dont l’imaginaire humain a fait le parangon de la figure extra-terrestre, envoient ainsi à leurs congénères des messages visuels articulés grâce à ce qui pourrait s’apparenter à un alphabet de signes4.

« Il regarda ce corps déjeté (…), entièrement couvert de contusions douloureuses, la peau toute marquée de vibrations noires comme celle d’un tambour trop tendu. »5

Enfin, deux ensembles d’œuvres sculpturales en acier, travaillées à la soudure à l’arc électrique, traduisent le goût de Thibault Pellant pour l’expérimentation et l’accident plastique, tout en renvoyant aux motifs tramés de la peau des mollusques. L’environnement aquatique laisse ici la place à la force tellurique, la contemplation du vidéaste à une activité physique propulsant le sculpteur dans un monde où le feu perfore et tord le métal. Une même méthode de production est employée : après avoir recouvert de plusieurs couches de peintures à la bombe pour carrosserie divers artefacts industriels en acier, Pellant les scarifie d’une série de points. En brûlant, les revêtements picturaux laissent apparaître des motifs aléatoires, comme autant de caractères semi-graphiques violemment inscrits. L’apparence de masques rituels de certaines œuvres (Les moribonds, 2017), renforcée par leur accrochage au mur, ou de stèle dressée aux mystérieuses inscriptions (Semasiogramme, 2017), concourt à revoir l’exposition sous le signe d’une forme discursive du troisième type : une tentative de « dernier contact » qui s’incarnerait dans le message en morse découvert dans l’électrocardiogramme d’un lampadaire de zone périphérique, dans le langage corporel d’êtres tentaculaires dont la peau articule une suite complexe et dynamique de signaux, ou dans l’espace scriptural dévoilé à coups de décharges électriques à la surface de tôles industrielles. Unifiée par de grandes thématiques – la mort, le voyeurisme, la poésie animiste de l’objet industriel, l’animalité, l’incommunicabilité – « L’Agonie du calamar » se situe également, de manière sous-jacente et peut-être non-avouée, dans le sillage de thèmes débattus par la critique américaine de l’interprétation moderniste (Greenbergienne) de l’art moderne. Ainsi du recours à l’horizontalité et à l’odorat, qui s’opposeraient au postulat selon lequel l’art s’adresse exclusivement au champ de la vision6, et donc à l’Homme en tant qu’être érigé, à l’inverse de l’axe horizontal propre à l’animal.

Marie Chênel, 2017

1J. G. Ballard, L’Île de béton in La trilogie de béton, éd. Folio, 2014, p. 294
2Arnaud Maillet a retracé l’histoire de cet instrument optique dans son ouvrage Le miroir noir : Enquête sur le côté obscur du reflet, éd. de L’Éclat, 2005
3Ibid., p. 303
4Anna Vlasits, « Squid communicate with a secret, skin-powered alphabet », Wired, 2 février 2017 : https://www.wired.com/2017/02/squid-communicate-secret-skin-powered-alphabet/
5Ibid., p. 299
6Voir notamment : Rosalind Krauss, Philippe-Alain Bois, L’Informe : mode d’emploi, éd. du Centre Pompidou, 1991 ; Caroline A. Jones, Eyesight Alone: Clement Greenberg’s Modernism and the Bureaucratization of the Senses, University of Chicago Press, 2006