Anita Gauran – Mémoire vive – un texte de Franck Balland

Texte de Franck Balland
Réalisé pour l’exposition d’Anita Gauran – Polyregard in the dark
Exposition du 4 juin au 27 août 2016

Mémoire vive

« Peut-être que les enfants ont encore le sens de cette étrangeté ; chez les adultes, des exercices éprouvants seront peut-être nécessaires pour ressaisir l’atmosphère de mystère qui devait autrefois entourer la simple rotation d’une bouteille de vin ou la disparition progressive de la lumière derrière une montagne. »[1]

J’emprunte cette citation de Graham Harman, un des principaux représentants du courant de pensée du réalisme spéculatif, à l’étude qu’ont consacré la critique d’art Flora Katz et le romancier et philosophe Tristan Garcia à l’œuvre vidéo de Jessica Warboys[2]. Dans cette analyse polyphonique, qui laisse l’ontologie de l’objet frayer avec la théorie de l’art, les auteurs s’emploient à mettre au jour les procédés déployés par l’artiste anglaise pour générer des relations entre les choses, dans un monde où le rôle de l’homme, s’il n’est pas complétement aboli, n’est plus que celui d’un simple adjuvant. Cette relative absence, résultant d’une mise en scène précisément orchestrée et s’accompagnant d’un habillage sonore aux échos ésotériques, affirme le caractère d’étrangeté des objets filmés, lesquels activent avec incongruité les sites qui les accueillent. Comme le suggère Flora Katz, Jessica Warboys révèle les « potentialités dormantes »[3] qui séjournent en toute chose et qui, une fois extraites à la détermination du regard, se rendent au monde en tant que chose en soi, manifestant ainsi leur régime singulier d’appartenance au réel.

Bien que les enjeux plastiques et conceptuels animant la pratique de Jessica Warboys apparaissent éloignés de ceux explorés par Anita Gauran, on peut percevoir dans les images de cette dernière une ambition similaire d’investir cette « atmosphère de mystère » dont parle Graham Harman. Seulement, là où Jessica Warboys sonde la relation qui nous lie aux choses et aux lieux – comme lorsqu’elle tente de raviver, dans Pageant Roll (2012), la dimension magique du site archéologique de Stonehenge –, Anita Gauran photographie, avec son appareil argentique, les statues qu’elle rencontre dans les musées. À l’heure du tourisme de masse et de la diffusion instantanée d’images sur les réseaux sociaux, l’entreprise pourrait paraître banale, passer pour un témoignage supplémentaire d’une archive de soi qui se construit par la collecte des choses vues. S’en tenir à cette idée ferait cependant manquer la portée de ce travail, qui ne semble pas tant avoir pour souci d’inscrire l’image dans un quelconque registre documentaire, mais cherche davantage à mettre en lumière l’opacité de ces figures surgies du passé. Les cadrages d’Anita Gauran, généralement resserrés, de manière à ne montrer qu’un corps ou quelques détails, se fixent sur des poses, des gestes, des attributs symboliques isolés de tout aiguillage contextuel ou historique. Ses photographies ne nourrissent ainsi pas une approche cognitive ou érudite de l’art, mais semblent au contraire vouloir dégager les formes enregistrées par la surface sensible de leur enveloppe signifiante, constituant ainsi, ensemble, une mémoire enténébrée, éminemment spectrale. Délestés de l’héritage qui les détermine, les sujets livrés au regard du spectateur n’apparaissent que plus nostalgiques, plus étrangers : survivances témoignant, comme a pu l’écrire Susan Sontag, que ce qui est « le plus brutalement émouvant, le plus irrationnel, le moins assimilable, le plus mystérieux » dans la photographie « c’[est] le temps lui-même. »[4]

À la surface des images, fréquemment sans titre et toujours en noir et blanc, déclinant les tons de gris et les nuances presque métalliques, la matière s’intensifie, aspirant le regard dans les circuits sinueux que l’ombre ménage à la lumière. Réduit à quelques signes, le hors-champ ne produit quant à lui plus un contrepoint narratif suffisant et abandonne la sculpture à la seule autorité de sa présence. L’isolement et la dé-détermination, qui orientent l’artefact non pas vers l’hermétisme, mais vers le champ de l’affect, accentuent la valeur émotionnelle de la représentation, constituant par ce biais un panorama essentiellement stylistique de l’art. L’influence d’Aby Warburg et de son Atlas Mnémosyne n’est pas à chercher plus loin et, si le projet classificateur ainsi que la mission encyclopédique s’évaporent partiellement ici, nous sommes une fois encore ramenés vers des enjeux mémoriels chers à l’historien de l’art allemand. Par les procédés techniques qu’elle utilise, Anita Gauran délivre le caractère expressionniste des figures qu’elle expose et prouve, à la suite de Chris Marker et Alain Resnais, que si les statues peuvent elles aussi mourir[5], elles restent disposées à se laisser imprégner de vitalités nouvelles.

À Passerelle Centre d’art contemporain, l’exposition « Polyregard In The Dark » explore donc ces « potentialités dormantes » des images en leur imaginant des continuations possibles. Par le biais du rayogramme qui, comme l’a défini Man Ray, à l’origine du nom donné à cette technique, consiste en une « photographie obtenue par simple interposition de l’objet entre le papier sensible et la source lumineuse »[6], Anita Gauran se détourne des manques interprétatifs, des connaissances partielles, en même temps qu’elle se livre à un acte qu’elle qualifie de « démystificateur ». Car il y a bien quelque chose de ludique, vaguement impertinent, dans cette aventure infidèle et atemporelle qui s’échafaude en post-production, quand le sphinx se cache les yeux avec un masque de nuit ou qu’une coré enfile une veste à clou rappelant celles des motards. Cette galerie de portraits qui nous est offerte au regard et sur laquelle vient glisser, dans la pénombre, l’éclat des projecteurs, ravive un certain esprit frondeur : comme s’il s’agissait de déplacer l’éclairage fourni par l’histoire officielle afin d’en laisser vaciller un autre, qui nous laisserait voir celle qui n’a jamais été écrite.

Dans le texte de présentation qu’elle consacre à ce travail, Julie Portier signale à juste titre « qu’il serait erroné de voir (…) dans ce caviardage par insolation sur des vestiges en situation d’exposition muséale une énième manifestation d’une critique institutionnelle. »[7] On pourra ajouter qu’il serait cependant frustrant de ne pas relever la délicate ironie par laquelle Anita Gauran joue de l’autorité de l’histoire en faisant apparaître, dans la matière même des images, ces fragments fantomatiques, ces bifurcations potentielles. L’altération fait partie intégrante du propos plastique de l’artiste et ses expérimentations portées au médium photographique – auxquelles il faudrait ajouter les prises de vue d’images vidéo-projetées, également visibles à Brest – n’installent qu’ambiguïtés et doutes, par un éloignement constant de la source initiale. Les fondements mêmes de ce travail ont donc quelque chose de sensuel et de polémique en ce qu’ils encouragent à investir cette distance critique, à s’approprier les vides sémantiques, à se méfier des images univoques qui voudraient rendre notre œil trop naïf.

Franck Balland


[1] Graham Harman, L’Objet quadruple, une métaphysique des choses après Heidegger, Presses universitaires de France, 2010, p. 112.

[2] Tristan Garcia, Flora Katz, Ciné-vitrail et escalier de Penrose, les objets passagers de Jessica Warboys in La Gamme de Shepard, éd. Parc Saint Léger, Centre d’art contemporain de Pougues-les-Eaux, 2014, p. 24.

[3] Ibidem

[4] Susan Sontag, Sur la photographie, objets mélancoliques, Christian Bourgois, 2008, p. 83.

[5] Les statues meurent aussi, Chris Marker & Alain Resnais, 1953, 29 min. Le film s’ouvre sur ces mots, lus par Jean Négroni : « Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture. »

[6] Man Ray, Autoportrait, Actes Sud, 1998.

[7] Julie Portier, Photosensible, extrait issu du document accompagnant l’exposition au centre d’art Passerelle à Brest, 2016.